Grassy Narrows : la rivière empoisonnée

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Dans le nord de l’Ontario, à la frontière avec le Manitoba, la communauté autochtone de Grassy Narrows (Asubpeeschoseewagong) livre un combat pour la justice environnementale depuis plus d’un demi-siècle. Dans les années 1960, un important déversement de mercure dans la rivière English-Wabigoon a anéanti l’économie locale et empoisonné les résidents.

Debout sur son bateau à moteur, au milieu d’une vaste et paisible étendue d’eau, Mike Fobister scrute l’horizon. Il fait anormalement chaud pour un mois d’octobre. Le soleil brille, il n’y a pas de vent, aucune vague. « Une bonne journée pour être sur l’eau », lance Mike en souriant, vêtu d’un manteau noir et d’une casquette.

Le pêcheur connaît chaque recoin de la rivière English-Wabigoon et des nombreux lacs où elle se jette. « Quand j’étais jeune, on venait ici pour chasser le canard pendant le printemps », raconte-t-il, en passant près d’une île. Un peu plus loin, près d’une crique, il remarque les nouveaux barrages construits par les castors.

« Ce lac est probablement l’un des meilleurs endroits où pêcher », explique Mike, en énumérant les espèces de poissons qu’on y trouve : doré jaune, brochet, cisco de lac, laquaiche argentée, parmi tant d’autres.

À 16 ans, Mike a commencé à travailler dans une pourvoirie. « C’était mon premier emploi », précise-t-il. Le père de famille met le cap sur cette pourvoirie, aujourd’hui laissée à l’abandon. Sur la rive, quelques chalets à la façade défraîchie se dressent toujours. « J’ai beaucoup de souvenirs ici », dit Mike à voix basse après un long silence. « C’est triste de voir ce que cet endroit est devenu. »

De l’autosuffisance à la dépendance

Dans les années 1960, Grassy Narrows est une communauté prospère. Des touristes fortunés de partout en Amérique du Nord viennent y pêcher. Les hommes travaillent comme guide de pêche, les femmes comme cuisinières ou femmes de ménage dans les pourvoiries.

Judy Da Silva, 62 ans, se souvient encore des liasses de billets que son père rapportait après avoir vendu son poisson à Kenora, la ville la plus proche de Grassy Narrows. Assise près d’un feu, elle raconte son enfance heureuse, lorsque sa famille ne manquait de rien. « C’était avant que notre eau ne soit empoisonnée », lâche-t-elle avec tristesse.

Cet empoisonnement a changé la vie de Judy et de tous les habitants de Grassy Narrows. Entre 1962 et 1975, une entreprise de pâte et papiers de Dryden déverse quelque 10 tonnes de mercure dans la rivière English-Wabigoon.

Ce métal lourd se répand dans les cours d’eau avoisinants, est absorbé par les poissons et s’accumule dans la chaîne alimentaire. Un désastre écologique, qui force les autorités à interdire la pêche commerciale.

Les pourvoiries près de Grassy Narrows ferment les unes après les autres et la quasi-totalité des habitants se retrouve au chômage. « Ç’a créé beaucoup de problèmes pour notre communauté, les gens ont commencé à boire […] et à dépendre de l’aide sociale », raconte le chef Rudy Turtle, dont le père était aussi guide de pêche. Rapidement, le tissu social de la communauté s’effrite.

« Nous sommes empoisonnés »

L’empoisonnement de la rivière a d’importantes conséquences socio-économiques, mais aussi un grave impact sur la santé des résidents de Grassy Narrows.

Pendant des années, enfants et adultes se sont nourris de poisson qu’ils ne savaient pas contaminé – avec des conséquences documentées. En 2020, une étude menée par une chercheuse de l’Université du Québec à Montréal (Nouvelle fenêtre) a conclu que les habitants de Grassy Narrows couraient un plus grand risque de mourir de façon prématurée en raison de leur exposition au mercure.

Aujourd’hui encore, la plupart des résidents présentent des symptômes. Le chef Rudy Turtle a le bout des doigts perpétuellement engourdis. Le pêcheur Mike Fobister blâme le mercure pour sa crise cardiaque d’il y a trois ans. Judy Da Silva a besoin d’une canne ou d’un déambulateur pour se déplacer. « Voir mes proches souffrir et leur santé se détériorer… c’est ce qui me pousse à continuer », confie la militante.

En 2017, le gouvernement ontarien a octroyé 85 millions de dollars pour nettoyer la rivière English-Wabigoon. La même année, le gouvernement Trudeau a promis de construire un centre de soins de santé spécialisé pour les victimes de l’empoisonnement au mercure. Aucun de ces projets n’a toutefois encore vu le jour. La papetière de Dryden poursuit d’ailleurs ses opérations – malgré les vives inquiétudes de la communauté par rapport à ses rejets d’eaux usées.

« Je peux presque garantir que si une municipalité près de Toronto avait été empoisonnée [au mercure], le gouvernement aurait immédiatement agi », déplore Rudy Turtle. « [Ici], ils n’ont pas nettoyé la rivière et rien n’a été fait pour remédier à la situation. »

Cet été, Grassy Narrows a intenté une poursuite contre l’Ontario et le Canada en lien avec les séquelles de la contamination au mercure. Les dommages réclamés ne sont pas chiffrés dans le recours, mais la communauté dit avoir besoin de soutien financier, socio-économique et médical.

Un mode de vie à protéger

C’est jour de récolte automnale à Grassy Narrows. Les adultes apprennent aux enfants à construire un tipi, à jouer du tambour, ou à plumer des canards. En fin d’après-midi, des hommes reviennent d’une partie de pêche et présentent leur impressionnant butin aux enfants : des dizaines de poissons, qu’on leur apprend à reconnaître et à fileter.

Ces gros poissons, au sommet de la chaîne alimentaire, sont presque assurément contaminés au mercure. Mais les résidents de Grassy Narrows continuent de les manger à l’occasion, par désir de maintenir leur mode de vie ancestral.

 « Ces poissons nous donnent la vie, cette rivière nous donne la vie. Nous devons les respecter », affirme Jason Fobister, père de deux enfants.

Le combat de Grassy Narrows est pour la justice environnementale, mais aussi pour la préservation d’un mode de vie ancestral que plusieurs jugent menacé par les grandes industries – pâtes et papiers à l’époque, industrie minière aujourd’hui.

« Nous devons nous battre pour les sept générations à venir », insiste Jason Fobister. Son père, Joseph, est du même avis. « La lutte n’est pas seulement pour nous, mais pour nos enfants et nos petits-enfants, pour qu’ils aient un environnement sain. » Le grand-père de 11 petits-enfants se bat depuis longtemps. Il espère obtenir justice de son vivant.